Shôjin Ryôri : initiation à la cuisine monastique des temples Zen

Le Monde.fr : Les moines de Koyasan proposent une cuisine végétarienne qui met en valeur les saveurs des produits de saison.

Le monastère de Koyasan, sur la péninsule de Kii.

 

Les chemins escarpés qui mènent aux lieux saints du mont Koya sont moins fréquentés que le petit train à crémaillère emprunté par les touristes. Ici, sur la péninsule de Kii, au sud d’Osaka, bien loin de l’agitation citadine, commence un autre Japon. Un Japon conduisant aux sommets de la félicité bouddhique et à un art culinaire incomparable.

Niché sur un plateau situé à 900 m d’altitude, dans une forêt de cyprès, de pins, de cryptomerias et de cèdres gigantesques, ce haut lieu spirituel attire chaque année des milliers de groupes de de visiteurs. Depuis que le moine Kûkai (774-835), ayant le titre posthume de Kôbo-Daishi, édifia un ermitage, le site est devenu un lieu de pèlerinage interdit aux femmes jusqu’en 1872, et maintenant inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco.

Comme le narrait l’écrivain et journaliste Nicole-Lise Bernheim dans ses Saisons japonaises : “Le Kobo-Daishi reçoit une offrande de nourriture deux fois par jour — petit-déjeuner à 6 h 30 et déjeuner à 10 h 30. On lui sert une préparation végétarienne à base de riz, de bouillon au miso, de nouilles udon ou soba, de tofu, de fruits — ingrédients fournis par des fidèles. Les mets sont contenus dans un coffret en bois clair soigneusement fermé, gigantesque bento.” Au Moyen Age, les temples abritèrent jusqu’à près de cent mille religieux. Figure emblématique de l’histoire du Japon, le fondateur de Koyasan incarne la voie Shingon, école ésotérique bouddhique.

Proche des pratiques himalayennes et mongoles du Véhicule du Diamant (Vajrayana), cette école s’attache aux rituels. Avec l’aide d’un maître, cette “voie directe” permet d’atteindre l’état de Bouddha en une vie ! Dans le secret des montagnes, ici comme dans d’autres monastères ou auberges jouxtant les temples, le dîner et le petit-déjeuner révèlent aux hôtes les subtiles préparations du shôjin ryôri, une cuisine végétarienne introduite au Japon au XIIIe siècle par des religieux des différentes écoles zen, initiés en Chine. Un enseignement qui met en valeur les saveurs naturelles et les produits de saison.

Petite précision d’importance sur ce point, Koyasan est de tradition shingon et non zen, même si les religieux bouddhistes, tous courants confondus, partagent la même approche des fourneaux. Au fil du temps, cette frugale collation, qui suit le précepte de ne tuer aucun animal, s’est inscrite au rang de gastronomie.

Traités avec un grand égard, les végétaux composent une suite de plats qui met à l’honneur herbes, fleurs, feuilles, graines, pousses et plantes sauvages des montagnes, racines et champignons, légumes de saison grillés, bouillis ou frits en tempura, algues, soupe de miso et tofu accompagné du riz quotidien. En outre, les disciples de l’Eveillé de tradition zen ont une aversion pour le gaspillage. Rien ne doit se perdre. L’igname remplace l’oeuf pour jouer le rôle de liant dans l’élaboration de la pâte à frire pour les tempura. De la famille des liliacées, l’ail et l’oignon sont bannis, car ils pourraient échauffer les mangeurs.

Bon nombre de ces plats sont sortis des temples et monastères pour s’inviter dans la cuisine familiale et les restaurants en ville. Le shôjin ryôri améliore “la voie du coeur” car, selon la tradition monastique, il apporte le réconfort nécessaire à la pratique. Shôjin est un mot du vocabulaire bouddhique signifiant “s’éloigner des distractions, purifier son corps”. De nos jours, le terme shôjin évoque une cuisine s’abstenant d’incorporer tout produit carné.

Le moine zen Dôgen (1200-1253) rappelle dans ses Instructions au cuisinier zen que “l’essentiel dans l’art de cuisiner est d’avoir une attitude d’esprit profondément sincère et respectueuse envers les produits et de les traiter sans juger de leur apparence, fût-elle fruste ou raffinée”. Au fil du temps, ces produits naturels, préparés avec soin, ont atteint une place majeure, tant esthétique que diététique, dans l’imaginaire des Japonais.

Sur la centaine de monastères actuellement recensés à Koyasan, la moitié dispose de chambres d’hôtes. Ces temples-auberges (shukubô) ouvrent leurs portes aux voyageurs. Après une bonne nuit et avant le petit-déjeuner, les plus valeureux assistent aux cérémonies matinales, annoncées par un coup de gong. Des offrandes sont déposées devant l’autel, le maître de cérémonie psalmodie dans la pénombre des sutras (livres).

Avant de remettre les pieds sur le tatami et de se délecter d’une bonne chère sans chair, une promenade s’impose sur les chemins de la nécropole Okuno-in, délimités par des lanternes de pierre. Plus de trois cent mille tombeaux disséminés dans une auguste nature rappellent que l’existence n’est pas éternelle. A l’ombre des arbres, témoins des siècles passés, les mousses et les lichens s’approprient les pierres tombales des grandes lignées aristocratiques et guerrières, ainsi que celles des anonymes. Symbole d’une pureté silencieuse, les lits de mousse prolifèrent.

La nécropole Okuno-In.

 

Le temple apparaît enfin. Près de l’édifice, des pèlerins reconnaissables par leur vêtement blanc prient sur la tombe du maître Kûkai. De retour dans la bourgade après ce cheminement spirituel, les boutiques de la rue principale, vendant souvenirs, babioles, objets de culte, fleurs et nourriture, étalent sans retenue la trivialité du monde. Les marchands du temple prospèrent. Mais tout n’est-il pas qu’illusion ?

Jean-Luc Toula-Breysse

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